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Foot Nostalgie : Vous
rappelez-vous de vos premiers pas de footballeur ?
Eugène Ebodé : Nous jouions beaucoup au
ballon dans les petits espaces entre les maisons à Douala. Dans
ces petits corridors nous passions des heures à jouer en un contre
un, ou à la passe à dix. Nous avions droit d'amortir la
balle, de jongler, de shooter et de donner des coups de tête. Il
était juste interdit de toucher la balle à la main. Grâce
à cela, nous pouvions acquérir une bonne technique. Nous
développions de bons réflexes.
Foot Nostalgie : Ces
bons réflexes vous ont aidé à devenir gardien de
but du Dragon Douala et international juniors camerounais. Quels sont
vos souvenirs les plus marquants de cette époque ?
Eugène Ebodé : Les plus tenaces sont paradoxalement
les périodes précédant l'entrée dans le stade.
La mise au vert est un moment particulier. On joue aux cartes, on se raconte
des histoires. Avant le match les joueurs sont gagnés par une forme
d'inconscience. Il se produit une échappée vertigineuse.
L'entraîneur n'est pas là, les dirigeants et les supporters
non plus, papa et maman non plus, et Dieu n'en parlons pas. Nous sommes
donc livrés à nous-mêmes, comme des gamins dans un
monde qui échappe à tout contrôle. Il s'agit d'une
maison close. Les dirigeants sont donc rassurés. Ces périodes
sont pourtant les plus dangereuses pour un joueur. On croit être
maître de son agenda, on pense avoir tout son temps. En réalité,
on ne voit pas les heures passer et on va jusqu'au bout de la fatigue.
Le réveil du lendemain est souvent difficile. Bref, la mise au
vert est une espèce de dopage psychologique néfaste, un
rite imbécile que les équipes perpétuent hélas…
J'aimerais que les joueurs préparent les matches comme ça
leur chante, qu'ils jouissent, qu'ils prennent du plaisir (rires) !
Foot Nostalgie : Les
femmes ont joué un rôle important dans votre vie de joueur…
Eugène Ebodé : Face à la passion
excessive qui risque de vous emporter, elles servent de garde fou. Elles
apportent sur ce métier un regard extérieur très
précieux. Elles empêchent le joueur de "déraper",
comme une opposition peut surveiller un pouvoir…
Foot Nostalgie : Quel
est le gardien de but qui vous a le plus impressionné ?
Eugène Ebodé : Thomas N'Kono était
et restera incomparable. Il avait tout ! Présence, anticipation,
dégagement. Il pouvait quand il voulait mettre le ballon dans la
surface de réparation adverse, un peu comme le grand Barthez. Le
Barthez félin et brillant n'apparaissait pas seulement au moment
du "feu" sur sa cage, mais aussi et surtout juste après
le coup de feu. Il avait une capacité d'anticipation, une relance,
qu'on ne retrouve pratiquement plus. Il reste extrêmement bon, il
a encore été décisif et capable de retarder des échéances,
mais le Barthez transcendant, le gardien capable de mettre la pression
dans le camp adverse dès le ballon arrêté, ce Barthez
là n'est plus !
Ces deux gardiens avaient une précision chirurgicale, diabolique,
dans la relance. Ils sont pour moi au dessus du lot. Thomas suivait tellement
le ballon que le ballon venait à lui ! N'Kono, comme Barthez d'ailleurs,
n'avait jamais peur quand le ballon arrivait dans les 5,5 mètres.
Certains goals semblent préférer mourir que d'avoir à
sortir de leur but. On retrouve cette qualité de sang froid chez
quelques rares gardiens comme "Joseph" (Joseph-Antoine Bell,
NDLR), Lama ou encore Lionel Letizi.
Foot Nostalgie : Quel
est votre plus beau souvenir de spectateur ?
Eugène Ebodé : C'était un match
entre le Dinamo de Douala et le Canon de Yaoundé, au tout début
des années 80. Eyobo était alors l'avant-centre du Dinamo,
c'était un excellent buteur, très fort de la tête.
Dans les buts du Canon, j'ai vu ce jour-là Thomas réaliser
quelque chose d'inouï. Suite à un long changement d'aile,
Eyobo, à moins de 6 mètres des buts, reçoit un bon
centre sur sa tête, frappe au deuxième poteau. Thomas, qui
attendait la balle au premier "balaie" tout le but pour aller
la stopper, j'ai bien dit stopper, bloquer, au deuxième poteau
! Vous ne verrez jamais personne faire cela. Thomas N'Kono était
réellement unique… Au mieux un grand gardien se détendra
et fera une manchette. Thomas avait pris la décision de repartir
poteau opposé, réussissant à bloquer la balle à
l'horizontale tout en évitant de se fracasser la tête contre
le montant. Par la suite, je suis allé jusqu'à Barcelone,
comme en pèlerinage, pour le voir jouer avec l'Espanyol. N'Kono
avait réalisé l'exploit d'être élu deux fois
meilleur joueur étranger de la Liga, à chaque fois devant
Maradona !
Foot Nostalgie : Vous
avez suivi l'Euro au Portugal. Quel regard portez-vous sur l'échec
de l'équipe de France ?
Eugène Ebodé : "Quand après
l'orage le chef de village est dans les flots, ça veut dire qu'il
n'y a plus de village", dit un proverbe cotokoli (togolais). Quand
avant le match, le capitaine Desailly est sur le banc, ça signifie
qu'il n'y a plus d'équipe. Avec ou sans Desailly, la défense
prenait des buts. Quitte à décharger Desailly de son rôle,
il fallait ne pas l'amener et prendre par exemple Mexès ! Le problème
ne venait pas du seul Desailly, mais de la déconfiture de toute
une équipe qui paraissait devenue anorexique. Au contraire, confier
le brassard à Zidane fut une grave erreur. On a alourdi un génie
d'une sorte de surcharge pondérale. Cela s'est vu sur le terrain,
les gestes de Zizou n'avaient plus leur magie habituelle. L'annonce du
départ de Santini a également dû être très
néfaste. "Si vous me cherchez, je suis déjà
à Tottenham, je vous tire la langue, je vous fais un bras d'honneur,
ne m'emm…. pas ", semblait-il dire. Certes, on a beau jeu de
dire cela après coup, la France aurait peut-être pu aller
plus loin avec beaucoup de chance, mais elle n'aurait pas convaincu de
toute façon.
Foot Nostalgie : Le Cameroun est-il
le Brésil de l'Afrique ?
Eugène Ebodé : C'est une comparaison agréable
mais flatteuse. Le Cameroun n'est pas une équipe qui joue sur la
beauté et la précision des gestes comme le Brésil.
Les Lions sont taillés comme des armoires à glace et développent
un football rigoureux et efficace. Heureusement, l'équipe a déjà
possédé des individualités marquantes et très
douées techniquement, comme Abega, M'Bida ou Roger Milla, qui permettaient
de survoler les débats et aussi sans doute les ébats (rires)
! Mais généralement, le Cameroun joue sur son physique exceptionnel
pour faire déjouer l'adversaire et porter ensuite l'estocade.
Foot Nostalgie : L'organisation
du football sur le continent laisse toujours à désirer…
Eugène Ebodé : C'est toujours un peu consternant.
Les conditions restent balbutiantes. Avant les grandes compétitions,
le problème des primes revient toujours sur le devant de la scène.
C'est décourageant ! Je ne dis pas que ce problème n'existe
pas, mais les instances du football devraient le codifier une bonne fois
pour toutes dans un cadre légal et rationnel. Ces palabres récurrentes
sont absolument ridicules, il est malheureux que le règlement du
problème soit toujours suspendu à une décision présidentielle.
Foot Nostalgie : Pourquoi
l'Europe représente t-elle toujours un pôle d'attraction
pour les jeunes joueurs ?
Eugène Ebodé : L'Europe "aspire"
toujours les jeunes joueurs. Elle représente beaucoup d'espoirs,
mais cela va dans les deux sens. Tout en la critiquant, l'Europe espère
beaucoup de l'Afrique ! Notre côté adolescent et désinvolte
est souvent dénigré, mais l'Europe nous apprécie
aussi pour ces défauts supposés. Le jeu est d'une ambigüité
telle que l'Europe ne dit pas toujours la vérité…
Globalement, l'Europe du football est robotisée et attend que l'étincelle
vienne d'ailleurs, que ce soit du Brésil, ou d'Afrique.
Foot Nostalgie : Quel
est aujourd'hui le club de votre cœur ?
Eugène Ebodé : Marseille ! La ferveur de
la ville rappelle celle de Douala, le football est réellement au
centre de la cité. A l'opposé, Monaco développe depuis
longtemps du beau jeu, mais ne joue que pour les caprices d'un prince.
Foot
Nostalgie : Vous habitez Paris. Pourquoi ne supportez-vous
pas le PSG ?
Eugène Ebodé : Le PSG m'attire moins, en
raison de ses supporters néo-nazis. Le stade devrait au contraire
être le lieu d'expression de la "cosmopolitaine", celui
de l'ouverture au monde. Boulogne, qui devrait plutôt être
le virage chic, devient le virage choc. Pour ces raisons, le PSG, c'est
très peu pour moi !
Propos
recueillis par Patrick Juillard
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