[ Eugéne Ebodé ]

 
Eugéne Ebodé : "N'Kono était unique !"

Avant d'être écrivain et chroniqueur radio (dans l'émission "Cosmopolitaines", tous les dimanches à 14 h sur France Inter), Eugène Ebodé a été un remarquable footballeur, gardien de but international juniors de son pays de naissance, le Cameroun. Ce Parisien d'adoption nous livre ses réflexions sur le sport qui le passionne.
 
 


Foot Nostalgie : Vous rappelez-vous de vos premiers pas de footballeur ?
Eugène Ebodé : Nous jouions beaucoup au ballon dans les petits espaces entre les maisons à Douala. Dans ces petits corridors nous passions des heures à jouer en un contre un, ou à la passe à dix. Nous avions droit d'amortir la balle, de jongler, de shooter et de donner des coups de tête. Il était juste interdit de toucher la balle à la main. Grâce à cela, nous pouvions acquérir une bonne technique. Nous développions de bons réflexes.

Foot Nostalgie : Ces bons réflexes vous ont aidé à devenir gardien de but du Dragon Douala et international juniors camerounais. Quels sont vos souvenirs les plus marquants de cette époque ?
Eugène Ebodé : Les plus tenaces sont paradoxalement les périodes précédant l'entrée dans le stade. La mise au vert est un moment particulier. On joue aux cartes, on se raconte des histoires. Avant le match les joueurs sont gagnés par une forme d'inconscience. Il se produit une échappée vertigineuse. L'entraîneur n'est pas là, les dirigeants et les supporters non plus, papa et maman non plus, et Dieu n'en parlons pas. Nous sommes donc livrés à nous-mêmes, comme des gamins dans un monde qui échappe à tout contrôle. Il s'agit d'une maison close. Les dirigeants sont donc rassurés. Ces périodes sont pourtant les plus dangereuses pour un joueur. On croit être maître de son agenda, on pense avoir tout son temps. En réalité, on ne voit pas les heures passer et on va jusqu'au bout de la fatigue. Le réveil du lendemain est souvent difficile. Bref, la mise au vert est une espèce de dopage psychologique néfaste, un rite imbécile que les équipes perpétuent hélas… J'aimerais que les joueurs préparent les matches comme ça leur chante, qu'ils jouissent, qu'ils prennent du plaisir (rires) !

Foot Nostalgie : Les femmes ont joué un rôle important dans votre vie de joueur…
Eugène Ebodé : Face à la passion excessive qui risque de vous emporter, elles servent de garde fou. Elles apportent sur ce métier un regard extérieur très précieux. Elles empêchent le joueur de "déraper", comme une opposition peut surveiller un pouvoir…

Foot Nostalgie : Quel est le gardien de but qui vous a le plus impressionné ?
Eugène Ebodé : Thomas N'Kono était et restera incomparable. Il avait tout ! Présence, anticipation, dégagement. Il pouvait quand il voulait mettre le ballon dans la surface de réparation adverse, un peu comme le grand Barthez. Le Barthez félin et brillant n'apparaissait pas seulement au moment du "feu" sur sa cage, mais aussi et surtout juste après le coup de feu. Il avait une capacité d'anticipation, une relance, qu'on ne retrouve pratiquement plus. Il reste extrêmement bon, il a encore été décisif et capable de retarder des échéances, mais le Barthez transcendant, le gardien capable de mettre la pression dans le camp adverse dès le ballon arrêté, ce Barthez là n'est plus !
Ces deux gardiens avaient une précision chirurgicale, diabolique, dans la relance. Ils sont pour moi au dessus du lot. Thomas suivait tellement le ballon que le ballon venait à lui ! N'Kono, comme Barthez d'ailleurs, n'avait jamais peur quand le ballon arrivait dans les 5,5 mètres. Certains goals semblent préférer mourir que d'avoir à sortir de leur but. On retrouve cette qualité de sang froid chez quelques rares gardiens comme "Joseph" (Joseph-Antoine Bell, NDLR), Lama ou encore Lionel Letizi.

Foot Nostalgie : Quel est votre plus beau souvenir de spectateur ?
Eugène Ebodé : C'était un match entre le Dinamo de Douala et le Canon de Yaoundé, au tout début des années 80. Eyobo était alors l'avant-centre du Dinamo, c'était un excellent buteur, très fort de la tête. Dans les buts du Canon, j'ai vu ce jour-là Thomas réaliser quelque chose d'inouï. Suite à un long changement d'aile, Eyobo, à moins de 6 mètres des buts, reçoit un bon centre sur sa tête, frappe au deuxième poteau. Thomas, qui attendait la balle au premier "balaie" tout le but pour aller la stopper, j'ai bien dit stopper, bloquer, au deuxième poteau ! Vous ne verrez jamais personne faire cela. Thomas N'Kono était réellement unique… Au mieux un grand gardien se détendra et fera une manchette. Thomas avait pris la décision de repartir poteau opposé, réussissant à bloquer la balle à l'horizontale tout en évitant de se fracasser la tête contre le montant. Par la suite, je suis allé jusqu'à Barcelone, comme en pèlerinage, pour le voir jouer avec l'Espanyol. N'Kono avait réalisé l'exploit d'être élu deux fois meilleur joueur étranger de la Liga, à chaque fois devant Maradona !

Foot Nostalgie : Vous avez suivi l'Euro au Portugal. Quel regard portez-vous sur l'échec de l'équipe de France ?
Eugène Ebodé : "Quand après l'orage le chef de village est dans les flots, ça veut dire qu'il n'y a plus de village", dit un proverbe cotokoli (togolais). Quand avant le match, le capitaine Desailly est sur le banc, ça signifie qu'il n'y a plus d'équipe. Avec ou sans Desailly, la défense prenait des buts. Quitte à décharger Desailly de son rôle, il fallait ne pas l'amener et prendre par exemple Mexès ! Le problème ne venait pas du seul Desailly, mais de la déconfiture de toute une équipe qui paraissait devenue anorexique. Au contraire, confier le brassard à Zidane fut une grave erreur. On a alourdi un génie d'une sorte de surcharge pondérale. Cela s'est vu sur le terrain, les gestes de Zizou n'avaient plus leur magie habituelle. L'annonce du départ de Santini a également dû être très néfaste. "Si vous me cherchez, je suis déjà à Tottenham, je vous tire la langue, je vous fais un bras d'honneur, ne m'emm…. pas ", semblait-il dire. Certes, on a beau jeu de dire cela après coup, la France aurait peut-être pu aller plus loin avec beaucoup de chance, mais elle n'aurait pas convaincu de toute façon.

Foot Nostalgie : Le Cameroun est-il le Brésil de l'Afrique ?
Eugène Ebodé : C'est une comparaison agréable mais flatteuse. Le Cameroun n'est pas une équipe qui joue sur la beauté et la précision des gestes comme le Brésil. Les Lions sont taillés comme des armoires à glace et développent un football rigoureux et efficace. Heureusement, l'équipe a déjà possédé des individualités marquantes et très douées techniquement, comme Abega, M'Bida ou Roger Milla, qui permettaient de survoler les débats et aussi sans doute les ébats (rires) ! Mais généralement, le Cameroun joue sur son physique exceptionnel pour faire déjouer l'adversaire et porter ensuite l'estocade.

Foot Nostalgie : L'organisation du football sur le continent laisse toujours à désirer…
Eugène Ebodé : C'est toujours un peu consternant. Les conditions restent balbutiantes. Avant les grandes compétitions, le problème des primes revient toujours sur le devant de la scène. C'est décourageant ! Je ne dis pas que ce problème n'existe pas, mais les instances du football devraient le codifier une bonne fois pour toutes dans un cadre légal et rationnel. Ces palabres récurrentes sont absolument ridicules, il est malheureux que le règlement du problème soit toujours suspendu à une décision présidentielle.

Foot Nostalgie : Pourquoi l'Europe représente t-elle toujours un pôle d'attraction pour les jeunes joueurs ?
Eugène Ebodé : L'Europe "aspire" toujours les jeunes joueurs. Elle représente beaucoup d'espoirs, mais cela va dans les deux sens. Tout en la critiquant, l'Europe espère beaucoup de l'Afrique ! Notre côté adolescent et désinvolte est souvent dénigré, mais l'Europe nous apprécie aussi pour ces défauts supposés. Le jeu est d'une ambigüité telle que l'Europe ne dit pas toujours la vérité… Globalement, l'Europe du football est robotisée et attend que l'étincelle vienne d'ailleurs, que ce soit du Brésil, ou d'Afrique.

Foot Nostalgie : Quel est aujourd'hui le club de votre cœur ?
Eugène Ebodé : Marseille ! La ferveur de la ville rappelle celle de Douala, le football est réellement au centre de la cité. A l'opposé, Monaco développe depuis longtemps du beau jeu, mais ne joue que pour les caprices d'un prince.

Foot Nostalgie : Vous habitez Paris. Pourquoi ne supportez-vous pas le PSG ?
Eugène Ebodé : Le PSG m'attire moins, en raison de ses supporters néo-nazis. Le stade devrait au contraire être le lieu d'expression de la "cosmopolitaine", celui de l'ouverture au monde. Boulogne, qui devrait plutôt être le virage chic, devient le virage choc. Pour ces raisons, le PSG, c'est très peu pour moi !

Propos recueillis par Patrick Juillard

 

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