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« Je te préviens, Jojo, tu attendras que j’ai fini
de lire mon journal avant de commencer tes découpages à
la con !! »
Voici quels furent les premiers mots que m’adressa mon paternel,
de retour à la maison, ce jeudi 02 mars 1978 après sa journée
de travail.
Comme tout bon chauffeur de taxi qui se respecte, il s’achetait
sa presse quotidienne pour tuer le temps entre deux clients.
Ayant jeté son dévolu sur son sacro-saint Canard Enchaîné,
il n’avait pas encore eu le temps d’attaquer son France-Soir…qui
avait titré, bien en gras, sur 2 colonnes :
« ALLEZ BASTIA ! QUEL MATCH !! »
Mes yeux, aimantés par cette alléchante perspective de lecture,
se projetaient déjà sur la page précise de mon Cahier
Archives Football, ou je ne manquerai pas d’y coller l’article
en question…petite habitude que j’avais prise depuis que le
démon du ballon rond s’était emparé de mon
âme juvénile…
« Bon, je file à la douche, et toi dans ta chambre attaquer
ta rédaction de français ! » me lança mon père
».
- « Oui Pôpa, bien Pôpa, avec soumission Pôpa…gnark
gnark gnark… ».
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Après le coup de tonnerre lensois de l’automne 77, tous les
regards de la France du foot étaient braqués sur ces irrésistibles
corses … normal, ils étaient les derniers représentants
du football hexagonal en Coupe d’Europe.
Pourtant … pourtant … force est de constater que tout le monde
ne prêtait guère attention aux joueurs de l’Ile de
Beauté au mois de septembre.
Même les instances nationales, pour qui le football corse se résumait
aux miettes glanées de-ci, de-là par le SEC Bastia, le Gazelec
et l’AC Ajaccio* et une sévère humiliation des Tricolores
un jour de février 1967**, n’avaient pas vraiment les yeux
de Chimène pour les joueurs à la tête de Maure.
Mais il aura fallu ce retentissant succès lors du match retour
du troisième tour de Coupe de l’UEFA au Stadio Communale
enneigé de Turin, face au Torino 3-2 (avec notamment 2 buts de
Krimau et un avertissement fatal à Johnny Rep qui le privera du
prochain match), signant ainsi leurs sixièmes victoires consécutives
dans cette épreuve, pour s’attirer les regards admiratifs
de tous.

Et nous voici au stade des ¼ de finale aller à jouer devant
les allemands de l’Est du Carl Zeiss Iena.
A l’époque, chaque fois qu’on se coltinait ces équipes
« de derrière le mur »…on se ramassait…tout
le temps…inévitablement…lamentablement…merdement…
Mais cette fois, la donne est changée.
Cette équipe hétéroclite constituée de joueurs
locaux, d’alsacien, de basque, de marocain, d’hollandais,
de lorrain, de breton…bref, un véritable patchwork multiculturel,
est crainte, redoutée et respectée de toutes les autres
formations.
Elle est même considérée comme l’épouvantail
de cette compétition.
Coachée par le dur à cuire Pierre Cahuzac, homme à
très forte personnalité et excellent meneur d’hommes.
En ce mercredi 1er mars, ce sont plutôt les joueurs de RDA-dont
on ne connaît rien-qui se présentent en victime expiatoire
au stade Armand-Cesari, à Furiani.
Un stade vétuste, d’un autre monde, d’une autre planète
où l’herbe est rare, d’une contenance de 12000 places,
où les grillages sont à peine à 1 mètre des
tribunes…proprement indigne d’accueillir des rencontres européennes.
Mais le directeur sportif Jules Filippi n’en a cure.
Les matchs se joueront ici, point barre !
Ici, il y’a une ferveur à nulle autre pareille.
Un je ne sais quoi propre à l’honneur- respectable et sans
concession- du peuple corse.
Une fureur décuplée.
Un cri primal qui prend aux tripes et tient en deux mots : FORZA BASTIA
!!

Et d’entrée de jeu, dès la 4 ½ minutes, Jean-François
Larios, le fort en gueule (prêté par l’ASSE avec son
compère Lacuesta) envoie le gardien Zimmer aux pâquerettes.

Les joueurs insulaires attaquent à tout va.
Les allemands si disciplinés, si cartésiens, si…allemands
quoi ! se demandent bien ce qu’ils foutent là ???
Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ambiant ?
Dans quel traquenard sont-ils tombés ?
Des sirènes, des bombes agricoles, les éructations à
n’en plus finir des supporters locaux qui accompagnent sans faiblir
chaque attaque, chaque poussée des joueurs corses.
Et peu avant la mi-temps, Papi le stratège enfonce le clou en marquant
un second but d’une limpide et magnifique reprise de volée.

Le plus beau est à venir.
Et un p’tit coup de déploiement de drapeaux par le populaire
Jojo Petrignani, le supporter n° 1 à la reprise pour galvaniser
la foule et c’est reparti.

A la 57 ½ minute, l’indolent Yves « roulette-man »
Mariot nous gratifie d’un troisième but sur coup franc en
deux temps ! Superbe !!
Leur avant-centre Raab, bien esseulé jusque-là et totalement
muselé par « le poète » de service, le bien
nommé Charles Orlanducci réduit pourtant la marque à
la 61 ½ minute en battant Hiard d’un coup de boule.
Coach Cahuzac décide alors de faire rentrer simultanément
le gamin De Zerbi (qui a scotché tout le monde un soir de novembre
à Newcastle) et l’enfant terrible Fanfan Félix.
3 mois déjà qu’ils se font sévèrement
la gueule, le joueur et l’entraîneur.
Félix est régulièrement sur le banc.
Il a la rage ce soir-là et veut prouver à tout le monde
qu’il a sa place en équipe première.
Il reste alors 20 minutes à jouer et Furiani va se volcaniser comme
il n’aurait jamais pu imaginer que cela puisse arriver.

20 minutes de folie.Totale.Intemporelle.Démente.
APOCALYPTIQUE !!!!!
Ce moment rare…forcément rare…magique, où tout
ce que tu entreprends se réalise.
Marche à la perfection.
Tout roule comme sur des roulettes.
Dans ces satanées 20 minutes, Bastia réussira à marquer
non pas 1, ni 2, ni 3 MAIS 4 buts supplémentaires.
Bon, bien sûr, l’avant-centre Raab marquera une seconde fois
après avoir pris le dessus sur Marchioni et Guesdon (impérial
ce soir-là en libéro) mais çà, c’est
anecdotique…
Ce qui ne l’est pas, ce sont les deux buts, inscrits chaque fois
d’un coup de tête rageur par notre banni Félix.

Et ce n’est pas fini, loin de là…
A la 81 ½ minute, Jean-Louis Cazes envoie une mine, mais alors
une mine, à bout portant juste sous la barre…du genre à
vous faire avaler votre acte de naissance si vous la prenez en pleine
poire.
Et c’est Franceschetti, revenu en grâce également,
qui clôturera la marque un peu plus tard.
Le match s’arrête sur ce score de folie : 7-2 !!!!!!!!
Même dans les rêves les plus fous, personne n’aurait
imaginé un tel feu d’artifice !!!

Le SECBastia continuera son chemin jusqu’en finale de Coupe de l’UEFA
de l’édition 1978 (perdu face au PSV Eindhoven)
Ce parcours exceptionnel, car cela le fut, déclenche encore des
torrents de larmes d’amour chez les plus fidèles supporters
de ceux que l’on appela LES LIONS DE FURIANI.
Leur magnifique épopée est restée à jamais
gravée dans ma (notre) mémoire.
Il est de ces équipes qui se gravent à jamais en lettres
de feu et de sang au panthéon de tes souvenirs personnels.
Ô fiers et valeureux Bastiais, quelles émotions vous nous
avez donnés…
Merci !

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« JOJOOOOO….qu’est-ce que c’est que ça
encore ?? Sors de ta chambre vite fait !!!!J’ai deux mots à
te dire !!! » Hurla mon Pôpa en tambourinant à la porte
de mon havre de paix où je m’étais enfermé
à clef.
Sortant de sa douche, il découvrit avec stupéfaction ma
nouvelle œuvre d’art dont son journal avait fait les frais.
La soufflante à venir serait terrible, assurément…mais
cela en valait la peine.
Ce match mythique le méritait…
José Mendizabal
*SEC
Bastia : championnat de D2 en 1968, championnat Amateur en 75 et finaliste
de la Coupe de France en 1972
Gazelec Ajaccio : championnat Amateur (63,65,66 et 68)
AC Ajaccio : Championnat de D2 en 1967
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Le 27 février 1967, un match amical opposa l’équipe
de France, entraînée alors par Just Fontaine, à une
sélection corse…2-0 pour ces derniers !
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